Elle est où l'horreur?...
Une croix gammée tracée sur le mémorial du camp de concentration de Gitans, à Saliers en France. Un journaliste s'en est aperçu le 18 août, a fait une photo et a transmis l'information, notamment aux gendarmes qui n'en savaient rien.
Une croix gammée tracée sur le mémorial du camp de concentration de Gitans, à Saliers en France. Un journaliste s'en est aperçu le 18 août, a fait une photo et a transmis l'information, notamment aux gendarmes qui n'en savaient rien. Peu de réactions encore. L'année dernière, le jour de noël, des croix gammées accompagnées d'inscriptions haineuses contre les Roms et les Juifs avaient été découvertes sur une école de Montreuil. De nombreuses réactions horrifiées, puis on nous a expliqué qu'il s'agissait de l'action d'un déséquilibré, d'un marginal récidiviste. Un fou. Des croix gammées taguées sur les mosquées aussi. Combien? Plusieurs fois par an? Des réactions? Rares. Des croix gammées sur les drapeaux des manifestants racistes, ces suprématistes blancs des États-Unis, qui plantent tranquillement l'insigne nazi entre deux géraniums, sur la fenêtre de leur maison. On a vu les images en boucle sur les chaînes d'info. Une jeune femme est morte, assassinée par l'un d'entre eux qui l'a écrasée parce qu'elle participait à la contre-manifestation.
La croix gammée, c'est la revendication de l'extermination des Roms, des Juifs, des Noirs, des Musulmans. La solution finale fièrement arborée dans les rues, brandie à visage découvert au bout des bras musclés des racistes nord-américains, les chambres à gaz anonymement réclamées ici par les "fous" qui ne peuvent s'empêcher de tracer des croix gammées sur une école parce qu'elle porte le nom d'Anne Frank, sur les mosquées parce que des terroristes se disent musulmans, et sur les stèles commémoratives du génocide des Tsiganes parce que les Roms.
Passerelle des arts, ce joli pont métallique qui enjambe la Seine et conduit à l'Académie des vieillards immortels : les touristes s'y photographient sur fond de Paris éternel mais ne peuvent plus y accrocher de cadenas d'amour. Le 6 août, une inscription arrête leurs pas. Un bout de papier collé au sol, quarante centimètres sur trente : une curieuse spirale attire l'attention du promeneur qui regarde ses pieds. Comme un point d'interrogation couché, mais ce n'est pas cela, sinon le point serait détaché de la boucle, et il ne serait pas couché. Ce n'est pas une question. C'est un serpent qui se replie sur lui-même? Une boucle de cheveux coupée? Le signe tourne dans le sens des aiguilles d'une montre, il est tracé à l'encre noire et l'auteur a pris le temps de remplir l'épaisseur du trait. A côté de l'étrange symbole, des lettres capitales écrites à la main : ATTENTION. En-dessous, en plus petites cursives : les roms. ATTENTION les roms. Elle s'arrête, abasourdie. G. la rejoint intrigué, et s'arrête, muet. Puis il lui demande si elle veut qu'il photographie. Elle dit oui. Deux photos sont faites et ils passent, le cœur lourd, la rage au ventre, ils passent. L'inscription reste, collée sur le sol à l'entrée de la passerelle des arts mais pas juste au milieu, un peu en retrait, comme au théâtre, quand un personnage fait un aparté audible par tous les spectateurs complices mais pas par l'autre personnage, celui dont on parle mais qui n'entend rien. Elle y est peut-être encore. Avec sa spirale noire qui tourne dans le sens des aiguilles d'une montre comme le symbole nazi, noir aussi, qui tourne de la gauche vers la droite et toute la portée monstrueuse de l'implicite qui permet d'écrire ces trois mots en français, en se disant que ça suffit, que l'on sera compris. Nul ne peut douter du caractère raciste de cette inscription, le sens en est immédiatement perceptible.
C'est plus tard, dans la soirée, qu'elle réalise à quel point elle est une imbécile : mais pourquoi est-elle passée sans rien faire ? Elle aurait dû déchirer le papier, rendre illisible le message, avertir elle ne sait qui, une autorité quelconque qui s'occupe du racisme en France. Mais non, rien. La sidération, deux photos, et elle a poursuivi son chemin.
Hier après-midi, juste après avoir quitté un ami rom kalderash et lui avoir sottement répondu qu'elle avait l'impression que "ça allait mieux maintenant" (l'ami leur avait raconté une histoire qui datait de vingt ans, celle d'un artisan ayant perdu une bonne partie de sa clientèle après avoir déclaré qu'il était Tsigane), elle découvre la photographie de cette croix gammée sur le monument de Saliers. Et elle se souvient de la spirale du pont des arts. Peut-être qu'à Saliers, ou bien ailleurs, quelqu'un est passé devant la stèle profanée, devant une croix gamée, a pris deux photos et a poursuivi son chemin, le cœur lourd. L'horreur, elle est là aussi, dans cette accoutumance à l'horreur, dans la blessure emportée avec soi sur le chemin qu'on poursuit, sans avoir agi.
Juliette Keating
/https%3A%2F%2Fstatic.mediapart.fr%2Ffiles%2F2017%2F08%2F19%2F20668874-10156211367867908-150723002-n.jpg)
Une croix gammée tracée sur le mémorial du camp de concentration de Gitans, à Saliers en France. Un journaliste s'en est aperçu le 18 août, a fait une photo et a transmis l'information, notam...
https://blogs.mediapart.fr/juliette-keating/blog/190817/elle-est-ou-lhorreur